-
-
Venerable Ajahn Sucitto
Aujourd’hui, j’ai eu l’idée
de parler de la discipline. Les mots « discipline » et « disciple »
viennent du mot latin signifiant « savoir ». C’est ainsi qu’un disciple
est quelqu’un qui suit une discipline, quelqu’un qui veut vraiment savoir.
Le désir de savoir est si fort qu’il donne une orientation à sa vie. C’est
la compréhension bouddhique de la discipline comparée à la discipline
militaire qui revient, en un sens, à ne pas savoir, à vous assurer que
vous ne savez pas ce qui se passe, en vous empêchant de poser des
questions ou de chercher. L’attitude bouddhiste concernant la discipline
implique que vous voulez savoir non sur un plan idéaliste, mais d’un point
de vue pratique, c’est, d’une certaine façon, la transformation d’un idéal
en une voie pratique. Quand vous désirez vraiment comprendre la vie, il
vous faut la saisir solidement, la maintenir bien établie et la considérer
en toute clarté : c’est la vie telle que vous la vivez : votre conscience,
vos réactions, vos réponses, vos perceptions, vos pensées. Tenez les
fermement devant vous et regardez les bien. Alors, vous pourrez voir si
elles sont valables ou utiles, de quoi il s’agit, et ce qu’il en résulte.
La discipline, dans la pratique du Bouddhisme, a pour but de rendre la vie
plus accessible à la réflexion. Lorsque nous tenons une chose fermement,
nous pouvons la soumettre à la réflexion. C’est un peu comme tenir un
miroir immobile. Si nous pensons constamment à nos pensées, si nous
chérissons des opinions concernant nos sentiments et nos idées sur ce que
devrait être la vie, il ne s’agit pas ici de réflexions. C’est plutôt
créer davantage de cette matière que nous cherchons à comprendre. Ce n’est
pas que nous soyons contre les pensées, les sensations et les impulsions,
mais pour les comprendre, il nous faut les tenir silencieusement et bien
stables ; alors seulement, nous pourrons les regarder et voir comment
elles nous affectent. C’est l’essence de ce qu’est la discipline
bouddhiste, et de ce que signifie la réflexion.
Le Bouddhisme est un enseignement de réflexion. Il nous demande de
réfléchir sur l’état du corps, sur la vieillesse, la maladie, la mort.
Nous réfléchissons sur notre kamma. Nous réfléchissons sur la bonté du
cœur. Ce sont des réflexions bouddhistes prouvant que nous gardons un
mental stable, permettant à ces thèmes d’y entrer pour voir ce qui se
passe. Nous gardons le mental sans passions en nous gardant de toute
conclusion et nous gardant de chercher un résultat. Quand nous prenons le
corps comme objet de réflexion, nous gardons un mental tranquille et nous
nous permettons de considérer les sensations du corps, le poids, la
chaleur ou les énergies qui s’y manifestent. Nous pouvons aussi réfléchir
sur le mental. Lorsque nous réfléchissons sur un enseignement, nous
écoutons et contemplons ce qui se passe quand nous entendons cet
enseignement. Nous n’écoutons pas pour y croire, ni pour être convaincu ou
endoctriné. Tous en écoutant, nous ne pensons pas : « Je ne vais pas
accepter tout cela, vous ne pouvez me contraindre à y croire » ! C’est à
dire, nous ne commençons pas à argumenter, mais nous nous efforçons de
garder le mental stable pour laisser l’enseignement y pénétrer et voir ce
qui arrive. Il peut y avoir compréhension ou non, nous pouvons donner
notre approbation ou non. C’est à cela que sert la réflexion.
L’une des disciplines fondamentales est celle qui nous permet d’être
tranquille sans vouloir trouver des réponses ni de prouver quoi que ce
soit. Ne pas avoir d’opinions exige un mental spirituellement discipliné.
Cela pourrait s’appeler la discipline de l’Eveil, parce que, pour arriver
à l’éveil, il nous faut être libre des opinions. L’illumination du Bouddha
était basée sur le fait d’examiner les opinions et les préjugés qui
accompagnent le chemin spirituel. Par exemple, nous pouvons supposer qu’il
nous faut nous détacher du monde sensible, arrêter nos pensées et que, de
cette manière, nous allons transcender le monde des sens. Ce sont des
suppositions que nous nous faisons concernant le chemin spirituel si nous
n’avons jamais appliqué une discipline de réflexion en utilisant nos
pensées, nos sentiments et nos expériences sensorielles en tant qu’objets.
Nous n’avons jamais vraiment réussi à les contempler tranquillement de
sorte que toutes ces idées sont devenues des obstacles à notre pratique.
Nous réagissons constamment à nos expériences sensorielles qui nous
séduisent ou que, au contraire, nous rejetons. Quand nous sommes en colère,
ou nous cherchons à réprimer cette colère où a l’utiliser. Mais ne
réfléchissons jamais sur le phénomène lui-même. Tant que nos habitudes
subconscientes ou conditionnées consistent à nous engager dans des pensées
ou des expériences sensorielles, il ne nous reste aucune possibilité de
contempler, de réfléchir. Donc, nous pensons que les choses doivent être
écartées ou changées d’une façon ou d’une autre. Même l’idée de la
méditation ou d’une discipline nous apparaît comme une annihilation, un
refus, parce que nous n’avons pas la force intérieure d’être tranquille en
ce qui concerne la vie telle qu’elle passe en nous. Nous avons toujours
l’impression que si quelque chose coule nous risquons d’être annihilé ou,
autrement il nous faut arrêter le courant. Mais la Voie du Milieu du
Bouddha est une espèce de discipline plus subtile. Ce n’est pas une
discipline de contrôle, c’est une discipline qui résulte du désir de
connaître, de connaître vraiment en toute clarté. De quoi s’agit-il ici ?
Qu’est-ce donc le bonheur ? Qu’est-ce donc le malheur ? Qu’est-ce donc le
plaisir ?
Avons-nous peur du plaisir ou de la douleur, de l’inconfort, du blâme ou
du souci ? Le Bouddha a formulé un vaste champs de discipline du soi étayé
sur le désir de contrôler les choses : et, jusqu’à un certain point, cela
peut s’avérer être une pratique habile. Tout d’abord, il nous faut
cultiver le respect de soi-même et la force du mental en nous décidant à
rejeter certaines choses, en y renonçant, en nous mettant dans des
situations qui ne nous plaisent pas mais qui vont sans doute favoriser
notre pratique. C’est souvent ce qui se passe dans les débuts. Il nous
faut établir notre « indépendance ». Nous prenons la résolution de nous
engager à des retraites, et de nous vouer à des actes de compassion. La
bénédiction d’une pratique de ce genre est de nous donner la possibilité
de partir d’une discipline basée sur le contrôle pour nous diriger vers
une discipline plus élevée, basée sur la compréhension, sur le désir de
connaître ce qu’est la colère ou le désir ou ce qu’est l’existence. Cela
mène à la réflexion. Il faut toujours se rappeler que le Bouddha appelait
ses enseignements le « Dhamma-Vinaya », Vinaya étant l’entraînement ou
parfois traduit par « discipline ». Cet entraînement n’est pas une
activité en force. C’est une manière de cultiver une action adroite qui
nous permettra de transformer notre vie en une œuvre d’art. La
calligraphie, l’ébénisterie et la poterie sont aussi des disciplines. Dans
chacune de ces activités artistiques, il nous faut développer une certaine
clarté et une capacité de travailler dans les limites de notre instrument,
ce qui nous permettra de le connaître parfaitement bien, ce qui nous
évitera de brouiller les lignes si nous écrivons, de fendre le bois que
nous utilisons ou de briser l’argile si nous sommes potier. Le Dhamma-Vinaya
est semblable. Il permet d’être clairement conscient de ce qui convient,
de ce qui est correct et adroit et également conscient de ce qui est mal
formé, d’un usage maladroit ou non juste du corps, de la parole ou du
mental.
Les monastères de forêt où la discipline est très développée et vécue à un
très haut degré sont des endroits de très forte discipline, non seulement
sur le plan moral mais sur la façon dont les choses sont faites. Les
choses sont accomplies selon des normes clairement définies. L’accent mis
sur l’entraînement est tel qu’il nous faut être attentif à chaque moment
de la vie et l’utiliser au maximum. Nous utilisons des formes au cours de
nos routines quotidiennes qui permettent de maintenir le mental stable et
de contempler. Par exemple, quand nous nous prosternons, nous ne le
faisons pas négligemment, ni inconsciemment, nous y mettons une certaine
attention et nous observons : que se passe-t-il ? Qu’éprouvons-nous ?
Alors, nous pouvons remarquer si nous y mettons une résistance ou de la
mauvaise volonté, de l’impatience ou tout autre sentiment. En même temps,
nous pouvons aussi reconnaître que ce que nous sentons n’a pas
d’importance, que nos jugements, nos pensées et sensations ne sont que des
expériences qui vont et viennent et que nous laissons se dérouler. Nous
parvenons à ce point avantageux grâce à la discipline permettant à la vie
de nous traverser et donc d’apprendre. Qu’est-ce que l’ennui ? Est-ce
utile ou non ? Pouvons-nous agir à son encontre, y croyons-nous ou
pensons-nous nous en libérer en rétablissant un sentiment de clarté et
d’attention à ce que nous sommes en train de faire ? En ce qui me concerne,
après quelques années de méditation, étudiant un peu, lisant un peu et
pensant énormément, je n’avais vraiment rien dans quoi m’engager. C’était
vivre comme un moine, mais même vivre comme un moine, dans la règle,
n’était pas un engagement de tous les instants parce que, la plupart du
temps, je ne faisais que rester assis. Ce dont j’avais besoin et que je
trouvais très utile, c’était un entraînement consistant à faire les choses
le mieux possible en m’occupant des simples possessions qui étaient les
miennes. Comme moine, j’avais à plier ma robe d’une certaine façon, Je ne
pouvais pas seulement l’ôter et la jeter par terre quand je rentrais dans
ma cellule comme je faisais quand j’étais étudiant. En tant que moine, il
me fallait plier ma robe autour de mes mains pour former un paquet bien
net qu’il fallait placer d’une certaine manière, afin de le retrouver le
lendemain au lever du soleil et aussi être conscient de l’heure qu’il
était, aurore ou non. Je dois nettoyer ma cellule tous les jours, ou même
n’importe quelle cellule parce que un moine ne possède pas une cellule à
lui. Pour un moine, une cellule n’est qu’un logement, un endroit
temporaire. Même si l’on y a passé dix ans, c’est toujours une nuit à la
fois. Quand nous nous déplaçons ailleurs, nous avons une cellule pour une
nuit, ou deux heures. Nous devons traiter chaque endroit où nous avons
séjourné aussi bien : le tenir propre et en ordre sans penser : «Oh, c’est
la maison de quelqu’un d’autre, il nettoiera pour moi !».
Je dois aussi m’occuper de mon bol à aumônes avant de recevoir la
nourriture, le nettoyer en m’assurant qu’il n’y a aucune infime créature à
l’intérieur. Ensuite, je dois recevoir la nourriture d’une certaine
manière. Me placer afin de me trouver près des autres. Ensuite, quelqu’un
met la nourriture, soit dans mes mains, soit dans le bol. Il me faut
recevoir ce don en regardant le bol sans entamer la conversation, mais en
tenant le bol bien stable tout en regardant à l’intérieur. C’est une
action de grande attention. Quand j’ai terminé mon tour d’aumônes, il me
faut vider la nourriture, la partager avec d’autres, manger ce qu’il me
faut et immédiatement laver le bol, sans le laisser flotter dans l’évier
pendant trois heures, le laver tout de suite avec soin, l’essuyer
proprement et puis le ranger de façon qu’il ne soit pas sur une surface
dure, ni dans un endroit d’où il pourrait tomber et se casser. Ce sont
seulement là les petits côtés de la discipline d’un moine. Ils ne sont pas
très difficiles ; ils sont même très beaux. J’ai remarqué que le fait de
devoir mettre son attention sur des choses de ce genre signifie que je ne
peux pas me laisser piéger par mon obscur mental personnel. S’entraîner de
cette façon, être attentif aux circonstances qui m’entourent et, d’une
certaine manière respecter les choses, signifie que je ne peux pas
simplement rester perdu dans mes pensées, dans mes humeurs et mes
sentiments. Il me faut rester conscient de ce qui se passe. C’est le
chemin traditionnel, le chemin du moine et c’est vraiment très utile.
J’ai remarqué que cet entraînement mental aide à nous développer au-delà
de l’entraînement lui-même. Une grande partie de la vie de notre société
consiste à s’occuper de choses comme l’équipement, les machines, les
voitures, la maison, les vêtements, etc… Les choses ont évidemment leur
nature propre, leur manière personnelle de fonctionner et il nous faut
apprendre comment elles marchent. Nous ne pouvons pas donner un coup de
pied à une machine et espérer qu’elle se remette en mouvement. Si nous ne
nous entraînons pas d’une façon ou d’une autre, nous risquons de casser
des choses ou de mal nous en servir. Dans les monastères, nous avons
toujours des activités où on entraîne les moines à utiliser les outils
convenablement. Les gens ont tendance à s’en servir sans les nettoyer
après usage, et sans les ranger. Ils les emploient mal parce qu’ils
veulent les faire fonctionner sans vraiment comprendre leur fonctionnement.
Nous ne voulons pas savoir qu’il y a une façon de tenir un outil avec
gentillesse, ou qu’il faut attendre qu’il s’échauffe, qu’il nous faut le
tenir d’une certaine façon sinon il ne coupera pas correctement, ou que
nous ne pouvons couper des clous avec une scie. S’il y a un clou dans le
bois, il nous faut arrêter et enlever le clou. L’impatience de notre
mental va dire : « Passe moi la machine que je le défonce ! » Et cela,
naturellement, ne marche jamais. Nous finissons toujours par casser
quelque chose ou par nous blesser.
La discipline et la réflexion marchent ensemble de cette manière et peu à
peu, c’est aussi le moyen de nettoyer le mental. Le mental peut se révéler
attentif, soigneux, capable de donner et de se fixer sur le moment présent
sans ajouter de pensées sur la façon dont les choses devraient être ou ne
pas être. Tout ce remue-ménage s’arrête parce que nous n’avons pas cru en
lui, nous ne nous sommes pas engagé en lui, nous n’avons pas combattu avec
lui, ni pour l’adopter, ni pour le refuser. Nous avons gardé le mental
fixé sur son objet du moment en laissant tout ce fatras nous traverser,
jusqu'à ce que, finalement, il perde de son pouvoir d’accrocher, de nous
ligoter, de nous coller.
Tel est le chemin vers la clarté, vers l’Eveil : discipline et réflexion –
il y faut une certaine habileté !
Cet article, publié par Pra Buddha Bharata provient d’une causerie
donnée à la Société Bouddhiste de Londres.
Traduit pour « Le Refuge » par Pierre Dupin.
-
***
|