Q : Est-il vrai que vous avez décidé de vous
réinstaller dans le pays ?
R :
Tout d'abord, j'ai eu l'intention de rester aux Etats-Unis seulement
pendant la période pour soigner mes maux de tête, puis de retourner
au Sri-Lanka. Cependant, ces derniers mois, deux idées me sont
venues à l'esprit : tout d'abord que je devais rester près de mon
père pendant ses vieux jours, et ensuite que je pourrais me rendre
plus utile pour le Dhamma ici en Amérique qu'au Sri-Lanka. Au début
de cette année, je démissionnai de mon poste de directeur de la
Société Bouddhiste d'édition et ne me suis plus senti obligé de
résider au Sri-Lanka.
Pendant
mes six premières semaines aux U.S.A., j'ai résidé au Vihara
Bouddhiste de NewYork, surpeuplé et trépidant. En Juillet, j'ai
rencontré par hasard un vieux Maître chinois du Dharma ainsi que son
interprète, jeune moine chinois-canadien, qui m'ont invité à venir
dans leur monastère du New Jersey. Je m'attendais à trouver un
Temple de dévotion agité, sorte de ghetto citadin fatigué ! Mais à
mon agréable surprise, je me trouvais dans un monastère d'études
sérieuses situé dans un endroit dégagé du New Jersey rural et
entouré de collines boisées peuplées de troupeaux de cerfs occupés à
paître dans les champs.
Maître Jen Chun et moi éprouvâmes une sympathie réciproque et
immédiate et il m'invita à rester aussi longtemps que je le
souhaitais.
Q : Ainsi, vous allez vivre comme un moine du Theravada dans un
monastère chinois du Mahayana ?
R :
Dans l'Inde d'autrefois, il n'était pas rare de voir des moines
d'écoles différentes du Bouddhisme habiter en paix dans le même
monastère. J'ai trouvé en Maître Jen Chun l'un des plus admirables
moines que j'aie jamais rencontrés : un homme d'une vaste culture,
doué d'une compréhension profonde du Bouddhisme, totalement simple,
humble et désintéressé ; strict dans la discipline et pourtant plein
de rire et de compassion. De plus, il est une autorité en ce qui
concerne les Agamas, corps de littérature du Tripitaka chinois qui
correspond aux Nikayas du canon pali.
C'est
pourquoi je trouve que son approche des textes correspond à la
mienne. Il m'a demandé d'enseigner au monastère les Suttas palis et
la langue palie. Les moines résidents et de nombreux laïques sont
très intéressés par ces deux cours. Nous espérons faire du Monastère
un endroit où des moines bien disciplinés d'une tradition Vinaya
authentique puissent habiter et vivre ensemble dans l'harmonie. Il
se trouve, entre parenthèses, que l'endroit s'appelle le monastère
Bodhi, qui par une simple coïncidence, se trouve être mon nom.
Q : Comment en êtes-vous arrivé à passer de Brooklyn au Sri Lanka
?
R : Mon
intérêt pour le Bouddhisme m'est venu à peu près vers 1965, au
collège de Brooklyn en lisant les ouvrages du Professeur Suzuki sur
le Bouddhisme Zen et ceux d'Allan Watts. En 1966, je suis allé en
Californie du sud à l'Université de Claremont pour y étudier la
philosophie occidentale. Là, je fis la connaissance d'un moine
bouddhiste du Vietnam du nom de Tich Giac Duc qui se trouvait dans
la même résidence que moi. Je lui demandai des conseils pour la
méditation et il m'orienta vers la pratique de l'attention à la
respiration. Il m'enseigna aussi les bases du Bouddhisme que l'on ne
trouvait pas dans les ouvrages de Suzuki et de Watts. Au bout de
quelques mois, je décidai de me faire moine et lui demandai s'il
pouvait m'ordonner. Il accepta de le faire et c'est ainsi que je fus
ordonné samanera (novice) dans l'ordre du Mahayana Vietnamien, en
Mai 1967.
Q : Est-ce que cela représentait un grand pas pour vous ?
Naturellement, vu de l'extérieur, c'était un grand pas. Mais je n'ai
jamais dû me battre avec moi-même pour prendre cette décision. Un
beau matin, je m'éveillai en me disant : " Pourquoi ne pas demander
au Vénérable Giac Duc de m'ordonner ? " Et voilà ! Par la suite,
nous avons vécu ensemble pendant 3 ans, à Claremont en travaillant
tous deux pour nos doctorats. (Mon ouvrage concernait la philosophie
de John Locke !) Quand il rentra au Vietnam, je vécu auprès d'un
autre moine Vietnamien Tich Thien An dans un Centre de méditation de
Los Angeles. A ce moment, j'avais décidé que je voulais me rendre en
Asie pour recevoir l'ordination complète, pour étudier le Bouddhisme
et pour réaliser l'œuvre de ma vie : pratiquer le Bouddhisme et le
propager. A cette époque, j'avais rencontré plusieurs moines du Sri
Lanka qui passaient par les Etats-Unis, notamment le Vénérable
Piyadassi Thera qui me recommanda le Vénérable Ananda Maitreya,
moine sri lankais de grand renom.
En Août
1972, j'en avais fini avec mes obligations aux Etats-Unis. J'avais
écrit au Vénérable Ananda Maitreya en lui demandant l'autorisation
de venir à son monastère pour me faire ordonner et suivre les
pratiques, et il me répondit que j'étais le bienvenu.
Après une courte visite chez mon premier Maître au Vietnam, je me
rendis au Sri Lanka et fus ordonné par le Vénérable Ananda Maitreya
aux pieds duquel je passai trois années à étudier le Bouddhisme et
le Pali.
Plus tard, le Vénérable Nyanaponika Thera, moine allemand, m'invite
à résider à l'Hermitage de la forêt à Kandy. Je passai plusieurs
années auprès de lui en m'occupant de lui pendant ses dernières
années et en travaillant à la Société de publication bouddhique.
Q : Comment êtes-vous devenu un érudit du Bouddhisme ?
R : Je
n'ai jamais eu l'intention de devenir un érudit du Bouddhisme ni un
traducteur des textes palis ; en fait, je ne me considère pas comme
un érudit sérieux du Bouddhisme, même actuellement. Au début, j'ai
été attiré vers le Bouddhisme par la pratique de la méditation. Ce
fut mon premier Maître, le Vénérable Giac Duc qui me persuada que
l'étude systématique du Dhamma était indispensable pour établir
solidement la méditation et pour enseigner le Dhamma en Occident.
Lorsque je me suis rendu au Sri Lanka où je reçus l'ordination, mon
intention première était d'étudier les textes pendant plusieurs
années, puis de méditer.
Mais je
savais déjà que pour étudier les textes convenablement, il me
faudrait apprendre le langage dans lequel ils étaient rédigés, ce
qui voulait dire qu'il me fallait apprendre le Pali. En lisant les
Suttas dans leur langue originale, je traduisais souvent des
passages entiers pour mon usage personnel, à la fois les textes
canoniques et leurs commentaires.
C'est ainsi que, un peu à la fois, je plongeai dans la traduction.
Pour acquérir la base de la pratique, j'étudiai le Sutta pitaka
systématiquement, utilisant le matériel connu des moyens de
contemplation pour transformer ma propre compréhension. Le genre de
compréhension que je recherchais n'était pas la compréhension
objective qu'un érudit académique chercherait à acquérir. C'était
une compréhension subjective, personnelle, du message essentiel du
Dhamma. Je voulais voir comment le Dhamma que nous avait transmis le
Bouddha concernait ma condition personnelle d'être humain et de
disciple de la Voie Bouddhique. Cela exigeait évidemment une
révision totale de mes vues occidentales du monde pour les faire
cadrer avec le Dhamma.
Q : Est-ce que vous recommandez l'étude du Dhamma à tous les
méditants ?
R : Je
ne dirais pas qu'on a besoin d'une connaissance des textes avant de
commencer la pratique de la méditation. Comme la plupart des
pratiquants bouddhistes aujourd'hui, je suis entré sur le sentier
bouddhique par la méditation. Mais je pense que pour que la pratique
de la méditation remplisse les objectifs que le Bouddha avait en vue,
elle doit être fortement aidée par d'autres facteurs qui nourrissent
la pratique et le dirige vers son but véritable. Ces facteurs sont :
1) La foi - au sens de confiance totale dans le Triple Joyau - Le
Bouddha, le Dhamma, et le Sangha.
2) la Vue juste, compréhension très claire des principes de base de
l'enseignement.
3) La vertu, pratique de l'éthique bouddhiste - non pas comme un
simple code de règles, mais comme un effort orienté vers une
transformation radicale de la conduite et du caractère.
Les
divers individus vont naturellement diverger sur le poids qu'ils
donnent aux facteurs complémentaires de l'étude et de la pratique.
Certains vont rechercher une connaissance étendue des écritures,
poussés qu'ils sont par le besoin de comprendre les principes
exprimés par les textes. Pour ceux-là, la pratique de la méditation
peut avoir un rôle relativement subordonné dans cette période de
leur croissance spirituelle. Ils mettront l'accent plutôt sur une
investigation profonde et une compréhension claire du Dhamma.
D'autres, au contraire, pourront avoir peu d'intérêt pour l'étude
des textes ou la compréhension philosophique mais seront, en
revanche, disposés à la pratique de la méditation. Personnellement,
je pense que la forme la plus saine est celle d'un développement
équilibré.
Dans
mon cas, sous l'influence de mes premiers Maîtres bouddhistes, je
désirais comprendre le Bouddhisme en détails, dans sa dimension
horizontale aussi bien que dans ses profondeurs verticales. Malgré
mes premières ambitions de plonger directement dans la méditation,
ma destinée semble m'avoir mené auprès de Maîtres qui ne mettaient
pas exclusivement l'accent sur la méditation mais orientaient plutôt
vers une intégration de l'étude, de la méditation et du
développement du caractère.
Sans cesse, ils me guidaient vers une pratique lente, graduelle et
patiente, en utilisant pour cela une approche large vers la
recherche spirituelle et tout cela convenait très bien à mes
dispositions d'esprit personnelles.
Q : Le Bouddhisme en Occident a été historiquement plutôt anti-intellectuel
et c'est seulement récemment que les méditants se tournent davantage
vers l'étude et la tradition.
R : Je
considère le côté anti-intellectuel du Bouddhisme américain comme
une réaction à l'excessive importance donnée par l'éducation
occidentale à l'étude conceptuelle. Ce qui amène à l'étude pour
elle-même ou pour des objectifs 'vocationnels' sans tenir compte des
valeurs qui dirigent notre vie.
Le rejet de l'intellectualisme a aussi des racines dans le
romantisme et le surréalisme qui sont deux révoltes contre les
présomptions d'une rationalité désengagée.
Le programme d'études de la tradition bouddhiste classique est
cependant tout à fait différent des programmes de l'académie
occidentale. Ici, on utilise la compréhension conceptuelle comme
tremplin pour l'expérience personnelle directe. Le programme
bouddhiste commence par l'écoute de " ces enseignements (Dhamma) qui
sont bons au commencement, bons en leur milieu, bons en leur fin ".
Après avoir écouté, on retient ce qu'on a entendu en le gardant en
mémoire. (Rappelez-vous, cela provient d'une époque où il n'y avait
pas de textes écrits. Ainsi retenir quelque chose mentalement
voulait dire qu'il faut mémoriser les enseignements destinés à
guider la pratique). Ainsi, on récite oralement les enseignements
pour les faire pénétrer solidement dans le mental. Ensuite, il faut
les examiner avec l'intellect pour bien comprendre la signification
transmise par les mots et pour réfléchir sur la façon dont le Dhamma
s'applique à notre propre expérience. Mais il ne suffit pas de
comprendre la signification par l'intellect. Finalement, il faut
pénétrer la signification par la vue, par la pénétration. Cela
permet l'entrée directe dans l'enseignement par la sagesse, basée
sur la pratique de la méditation.
Q : Quelle espèce d'entraînement avez-vous suivi pour la pratique
de la méditation ?
R :
Pendant mes premières années au Sri Lanka, je n'ai pas suivi
beaucoup de méditation intensive. Ce n'était pas dans la ligne de
mon Maître d'ordination ; il avait l'habitude d'inclure des périodes
régulières de méditation dans sa vie quotidienne. Plus tard, au
cours de retraites intensives, de ma propre décision, j'utilisai
anapanasati (concentration sur la respiration) comme unique objet de
méditation. Mais, après un certain temps de cette pratique, je
m'aperçus que mon mental était comme asséché, rigidifié et je
ressenti le besoin de l'adoucir et de l'enrichir par d'autres types
de méditations. Alors, à des moments différents et en des
circonstances différentes, j'appris les pratiques qui constituent
les " quatre méditations protectrices " : retour au souvenir du
Bouddha, méditation sur la compassion, contemplation de la nature
répugnante du corps et contemplation de la mort. Tout au long de ma
vie de moine, j'ai utilisé très largement ces quatre formes de
méditation. Il m'est aussi arrivé de faire de longues retraites dans
des ermitages du Sri Lanka ou d'ailleurs. Malheureusement pourtant,
et à mon grand regret, à cause de mes pauvres mérites et à cause de
ces maux de tête exténuants, je ne suis pas parvenu à des résultats
dignes d'un vrai pratiquant.
Q : En dehors de la pratique de Metta, ces formes de méditation
ne sont pas courantes dans notre pays.
R : Ce
qui me laisse un peu perplexe dans ce pays, c'est la pratique de la
méditation vipassana (pénétration) comme méthode suffisante par
elle-même, coupée de son contexte plus large du Dhamma. Pour moi,
formé et conditionné d'une certaine manière, la méditation vipassana
est le joyau de la couronne, elle doit être enserrée dans une
couronne convenable. Traditionnellement, il s'agit de la structure
résultant de la foi en le Triple Joyau, d'une compréhension
intellectuelle claire du Dhamma et d'une aspiration à réaliser
l'objectif que le Bouddha expose comme le but ultime de son
enseignement. Alors, la sagesse véritable, celle qui est conforme à
l'intention du Bouddha, s'élève et conduit à la réalisation de
l'objectif.
Q : Que pensez-vous du fait que le Bouddhisme soit devenu si
populaire dans ce pays ?
R : Il
n'est pas facile de comprendre pourquoi le Bouddhisme attire les
Américains à ce moment particulier de notre histoire. Les religions
théistes ont perdu leur influence sur l'esprit de nombreux
américains cultivés et ce phénomène a provoqué un grand vide
spirituel qui a besoin de se combler. Pour beaucoup de gens, les
valeurs matérielles sont profondément insatisfaisantes, et le
Bouddhisme propose un enseignement spirituel qui convient à la
situation. Il est rationnel, basé sur l'expérience, pratique et
vérifiable sur le plan personnel. Il procure des bénéfices concrets
qui peuvent être trouvés dans notre vie personnelle. Il propose une
éthique élevée, et une philosophie intellectuellement convaincante.
D'autre part, mais moins favorablement, il présente une apparence
exotique qui attire les gens fascinés par la mystique et
l'ésotérisme.
La
grande question, que nous devons examiner sérieusement, est de
savoir si le Bouddhisme doit être répandu pour se conformer aux
exigences particulières de la culture américaine et jusqu'à quel
point. Tout au long de l'histoire, le Bouddhisme a su ajuster ses
structures pour s'adapter aux cultures et aux modes où il prenait
racine. Et pourtant, sous ces modifications qui lui permettaient de
se développer au milieu de contextes culturels différents, il a pu
généralement rester fidèle à ses vues essentielles. Cela est sans
doute le plus grand défi rencontré par le Bouddhisme en Amérique où
le milieu intellectuel est si différent de ce qu'il a trouvé jusque
maintenant. Dans notre hâte de forger les adaptations nécessaires,
nous risquons de diluer involontairement ou même d'expurger les
principes fondamentaux du Dhamma. Je suis persuadé qu'il va nous
falloir une grande prudence si nous voulons trouver une voie moyenne
réussie entre une acceptation trop rigide des formes asiatiques
traditionnelles et une adaptation excessive aux pressions
occidentales contemporaines (et principalement américaines),
intellectuelles, sociales et culturelles.
Ce
serait une erreur de chercher à importer en Amérique une version du
Bouddhisme Theravada avec toutes les coutumes et habitudes de l'Asie
du Sud Est. Mais je suis persuadé qu'il est essentiel de préserver
les principes qui sont au cœur même du Bouddhisme et qui éclairent
si vivement l'objectif ultime pour lequel on entreprend la pratique
du Dhamma. Si nous nous mettons à altérer ces principes, nous
risquons de perdre l'essence par des développements extrinsèques.
Dans notre situation actuelle, je pense que le danger principal
n'est pas d'adhérer sans nuances aux formes bouddhiques établies,
mais de céder trop vite aux pressions de l'attitude mentale
américaine. Dans de nombreuses publications bouddhistes que j'ai
lues, j'ai pu déceler les signes d'un vaste programme, considéré
comme presque obligatoire, de sortir les pratiques bouddhistes de
leur ancrage dans la foi bouddhiste et sa doctrine, pour les
déplacer en un agenda basé sur le siècle, avec des paramètres conçus
sur l'humanisme occidental, particulièrement sur la psychologie
humaniste et transpersonnelle.
Q : Pouvez-vous éclairer la manière dont cela se produit ?
R : Je
pense que nous pouvons en apercevoir des exemples dans l'emploi de
la méditation vipassana considérée comme un ajout ou une aide à la
psychologie occidentale. En réalité, je ne suis pas vraiment inquiet
de voir les psychologues employer les techniques bouddhiques pour
parvenir à une guérison psychologique. Si la méditation bouddhique
peut aider les gens à se sentir plus confortables ou à vivre avec
une conscience et une équanimité plus grande, ceci est pour le mieux.
Si les psychothérapeutes peuvent utiliser la méditation bouddhiste
comme un instrument pour la guérison intérieure, je dirai que cela
leur ajoute du pouvoir. Après tout, " le Tathagata n'a pas le poing
fermé d'un professeur " et nous devons laisser les autres prendre du
Dhamma ce qu'ils peuvent effectivement utiliser pour des fins
spécifiques.
Ce qui
me préoccupe, c'est la tendance commune aux Maîtres bouddhistes
actuels, à remanier les principes centraux des enseignements du
Bouddha en termes largement psychologiques et en les présentant
comme le Dhamma. Avec cela, nous risquons de ne jamais voir que le
but réel de l'enseignement, dans sa forme fondamentale n'est pas de
faciliter une " guérison " ou une " complétude " ni une acceptation
de soi-même, mais de projeter le mental vers la délivrance, et pour
cela, en atténuant, et pour finir, en extirpant tous les facteurs
mentaux responsables de notre servitude et de nos souffrances. Il ne
faut pas oublier que le Bouddha n'a pas enseigné le Dhamma comme si
c'était un " art de vivre " (bien que cela y soit inclus) - mais
par-dessus tout, un chemin vers la délivrance, un chemin vers la
libération finale et l'illumination. Et ce que le Bouddha entend par
illumination n'est pas la célébration des limitations de la
condition humaine, ni une soumission passive à nos fragilités, mais
un dépassement de ces limitations par une percée radicale et
révolutionnaire vers une dimension tout à fait différente de l'être.
C'est
ce que je trouve le plus passionnant dans le Dhamma : son
aboutissement à une dimension transcendante où nous dépassons toutes
les imperfections et les vulnérabilités de la condition humaine, y
compris notre asservissement à la mort elle-même. L'objectif du
chemin bouddhiste n'est pas de vivre et de mourir consciemment (bien
quez ce soit naturellement valable) mais de transcender la vie et la
mort totalement pour parvenir à l'immortel, à ce qui est au-delà du
mesurable, au Nibbana. C'est cet objectif que le Bouddha a recherché
pour lui-même pendant sa quête de l'illumination et c'est cet
accomplissement que son illumination a rendu réalisable pour le
monde. C'est la fin même que recherche la pratique convenable du
Dhamma, cette fin pour laquelle la pratique est entreprise dans sa
forme originale.
Cependant, cette fin est perdue à notre vue quand la méditation
pénétrante est enseignée simplement comme une façon de vivre
consciemment, une façon de faire la vaisselle et de changer les
langes du bébé, en conscience et en tranquillité d'esprit. Lorsque
la dimension transcendante du Dhamma, sa véritable raison d'être,
est effacée, ce qui reste n'est que, à mon avis, une version sans
substance et affaiblie de l'enseignement et qui ne peut plus
fonctionner comme un véhicule vers la délivrance. Bien que pratiqué
correctement, le Dhamma apporte un grand bonheur dans le monde, mais
en fin de compte, l'enseignement ne consiste pas à vivre avec
bonheur dans le monde, mais à parvenir à " la fin du monde ", une
fin qui ne se trouve pas dans les régions lointaines de l'espace
mais dans ce corps qui est le nôtre avec ses sens et sa conscience.
Q : Ainsi, vous ne pensez pas que le Dhamma est enseigné comme un
chemin vers la délivrance ?
R :
L'impression que je retire de ce que j'ai lu dans les publications
américaines contemporaines est que cet aspect de la pratique
bouddhiste y trouve peu d'écho. J'y entends parler d'étudiants
auxquels on apprend à s'accepter comme ils sont, à vivre dans le
présent d'un moment à un autre sans attachement ; d'honorer leur
vulnérabilité. Encore une fois, je ne cherche pas à sous-estimer
l'importance qu'il y a à approcher la pratique avec une attitude
psychologique saine. Mais, pour quelqu'un qui se trouve perturbé par
des troubles d'auto condamnation, qui passe son temps dans la
dépression et la misère, la pratique de la méditation intensive sera
plus nuisible que bénéfique. On peut en dire autant de quelqu'un qui
n'a pas un centre solide d'intégration psychologique ou de celui qui
essaye de camoufler ses faiblesses et ses côté vulnérables en
présentant une façade de force et de confiance en soi.
Mais il
me faut insister sur le fait que l'entraînement qui s'accorde avec
les trois claires intentions du Bouddha présuppose que nous sommes
prêts à adopter une position critique devant le fonctionnement
ordinaire de notre mental. Cela veut dire que nous devons bien voir
nos vulnérabilités, c'est-à-dire nos pollutions mentales, non pas
comme des choses à célébrer mais comme une tendance ou un symptôme
de notre condition " déchue ". Cela présuppose également que nous
sommes bien décidés à nous transformer, à la fois dans le
fonctionnement immédiat de notre mental d'un instant à l'autre aussi
bien que dans la durée.
Entreprendre l'entraînement bouddhique consiste donc à établir une
distinction, une distinction forte, entre nos traits de caractère
(penchants, dispositions, habitudes, etc.) tels qu'ils sont pour le
moment et l'idéal auquel il nous faut aspirer et chercher à
l'incarner dans notre pratique du sentier bouddhique. Les
dispositions mentales que nous devons reconnaître et chercher à
rectifier sont nos kilesas ; nos souillures et nos infirmités : les
trois souillures de base de l'avidité, de l'aversion et de
l'illusion ainsi que leurs nombreuses ramifications telles que la
colère, l'obstination, l'arrogance, la vanité, la jalousie,
l'égoïsme, l'hypocrisie etc.
Ainsi,
la grande affirmation vers laquelle le sentier bouddhique nous
oriente n'est pas les merveilles de notre " mental ordinaire " mais
celles du mental qui a été illuminé par la vraie sagesse, du mental
qui a été purifié de toutes ses tâches et corruptions, du mental qui
a été libéré de tous les liens et les chaînes et se trouve
maintenant rempli par un amour universel et par la compassion qui
jaillissent de la profondeur et de la clarté de la compréhension. La
pratique du sentier bouddhique est une façon systématique de
supprimer le fossé qui existe entre notre mental ordinaire non
illuminé et le mental illuminé, état libéré auquel nous aspirons,
état qui se lève et se fond dans l'immortel.
Parvenir à ce but transcendant demande un entraînement précis,
détaillé et systématique Pour le déroulement de tout cet
entraînement, il faut un immense effort de maîtrise et de contrôle
de notre propre mental. Il faut commencer à développer des qualités
fondamentales comme la foi, la dévotion, la vertu morale, la
générosité puis développer la concentration pour arriver à la vision
pénétrante directe et à la vraie sagesse.
Q : Vous indiquez la foi comme point de départ. Qu'entendez-vous
par " foi " ?
R : La
foi est un des aspects du Bouddhisme qui, jusqu'à présent, a été
négligé en Occident en faveur de la pratique de la méditation. Et
cela, à mon avis, c'est manquer quelque chose d'important. Notre
pratique devrait s'appuyer sur la foi ou saddha, mot que j'emploie
ici dans le sens traditionnel de foi en le Triple Joyau : le Bouddha,
le Dhamma et le Sangha. Dans les publications récentes, j'ai
remarqué un accent plus grand mis sur la foi et la dévotion mais ces
termes me semblent être employés dans un sens différent du mien.
J'ai toujours considéré la foi comme une qualité qui peut
s'appliquer à pratiquement n'importe quel objet, louable s'il
exprime les plus profondes aspirations du cœur.
Je sais
que ce n'est pas, de nos jours, une position très à la mode, mais,
en tant que bouddhiste moi-même - un bouddhiste religieux - je crois
que le vrai Dhamma du Bouddha ne peut être pratiqué comme Dhamma que
quand il est enraciné dans la foi envers le Bouddha comme le Maître
unique totalement illuminé et la foi dans la Dhamma comme
enseignement unique qui ouvre des perspectives sur la réalité que
l'in ne trouve dans aucun autre enseignement. J'ai peur que si la
foi devient un variable flottant au hasard des choses, elle risque
de conduire à des dérivations sans intérêt alors qu'elle cherche à
inciter à la destruction totale de la souffrance.
Je ne
pense pas que cette position qui est la mienne, fasse de moi une
personne dogmatique ou intolérante. Je suis tout à fait tolérant
devant d'autres points de vue, je l'espère. Mais quand on me demande
des conseils sur la façon de pratiquer correctement le Dhamma du
Bouddha, je souligne toujours l'importance exclusive de la foi dans
l'illumination du Bouddha et l'enseignement qui découle de cette
illumination suprême.
La pratique devrait aussi se fonder sur la vue juste qui implique
des idées différentes de celles qui sont proposées par le Bouddhisme
occidental. Par exemple : le fait de la renaissance, l'acceptation
du Kamma ou action de la volonté en tant que force qui détermine nos
modes de renaissance et la compréhension de la chaîne des causes
inter dépendantes qui définissent la structure causale de la ronde
des renaissances.
Q : Il parait difficile pour beaucoup de pratiquants modernes de
s'élever au-delà de leur expérience empirique immédiate pour
parvenir aux aspects doctrinaux de la Tradition.
R :
Encore une fois, je pense que la foi a un rôle important à jouer. La
foi nous permet justement de mettre notre confiance dans ces
découvertes du Bouddha qui marche en sens contraire de notre
compréhension conventionnelle du monde, qui est en conflit avec nos
façons ordinaires d'envisager le monde. N'oublions pas que
l'enseignement du Bouddha marche à contre-courant (patisotagami) de
nos vues et de nos attitudes habituelles. Après tout, la plupart de
nos habitudes tournent autour du désir du plaisir, d'éviter la
souffrance, de garder l'illusion que l'univers est centré autour de
notre moi individuel.
Ce n'est que lorsque l'expérience personnelle de la souffrance
devient suffisamment forte que nous sommes poussés à chasser les
habitudes et à mettre notre confiance dans les découvertes du
Bouddha sur la réalité, découvertes qui deviendront notre ligne à
suivre vers la libération.
Naturellement, au début de notre entrée dans le Dhamma, il ne faut
pas s'embarrasser du bagage total de la plus haute doctrine
bouddhiste. Le Bouddha lui-même ajustait son enseignement à la
capacité et au tempérament des gens auxquels il s'adressait.
Lorsqu'il enseignait des hommes et des femmes qui n'étaient pas
encore prêts pour la doctrine qui mène à la délivrance finale, il
s'attachait aux bienfaits de la générosité, à l'avantage qu'il y a à
observer les cinq préceptes et à traiter les autres avec gentillesse
et respect. Mais, lorsqu'il apercevait dans son auditoire des gens
suffisamment mûrs pour recevoir l'enseignement supérieur, alors,
comme disent les textes, " il découvrait la doctrine pour les
illuminés : la souffrance, son origine, sa cessation et le chemin ".
Chacun vit et apprend selon ses propres capacités et les
enseignements peuvent très bien inclure cette diversité, aussi bien
en Occident qu'en Asie. Mais, ce qui est essentiel, dans cette
diversité, est la fidélité au sens profond de la vision pénétrante
et des valeurs que nous a transmises le Bouddha depuis les hauteurs
de sa parfaite illumination.
Q : Comment envisagez-vous l'avenir pour des bouddhistes laïques
ici en Occident ?
R : Je
pense qu'en Occident aujourd'hui, il y a une possibilité importante
pour des laïques de s'engager dans le Dhamma à des niveaux
supérieurs aux sociétés traditionnelles bouddhistes d'Asie. Dans les
pays d'Asie, les laïques considèrent que leur premier rôle, c'est de
soutenir les moines, de leur procurer de la nourriture et d'autres
nécessités. Ils expriment leur attachement au Dhamma par des
activités dévotionnelles, mais à quelques exceptions près, ils ne
sont pas décidés à plonger dans les profondeurs du Dhamma.
Actuellement, en Occident, grâce aux hauts niveaux d'éducation et à
plus de loisirs, les laïques jouissent de la possibilité combien
précieuse de pénétrer profondément dans l'étude et dans la pratique
du Dhamma.
Q : Comment quelqu'un peut-il à la fois pratiquer en tant que
laïque et en même temps comme une personne sincèrement engagée sur
le chemin de la libération ?
R : Je
recommande les cinq qualités de la " personne supérieure " souvent
mises en avant par le Bouddha : foi, vertu, générosité, étude et
sagesse. Nous avons déjà considéré la foi. La vertu présente un
champ bien plus large que la simple adhésion à des règles et des
préceptes pendant la période d'un cours de méditation. Bien au-delà
de ces règles et préceptes, se trouve la pratique des qualités
positives du caractère qui sont à la base des contraintes des cinq
préceptes. Ces qualités positives comportent la bonté du cœur et la
compassion, l'honnêteté et le contentement, la limitation de nos
désirs sensuels et un mental sobre, clair et bien équilibré.
A ce
niveau, la pratique du Dhamma dans la vie quotidienne devient un art
de vivre, non dans le sens de vouloir supplanter l'idée
traditionnelle du chemin vers la délivrance, mais comme une série de
signaux pour la personne qui vit dans le monde. C'est ici que le
Dhamma devient une carte de navigation compréhensible pour trouver
son chemin au cours des divers défis que nous rencontrons dans la
vie quotidienne. Ce n'est pas un corps de règles rigides mais un
ensemble de valeurs qui nous permettent de nous accorder à notre
prochain de manière satisfaisante et bénéfique.
La troisième qualité, la générosité, est considérée dans les pays
bouddhistes comme le fait de faire des dons au Sangha. Mais, je
pense que nous pouvons donner au concept de générosité une
application plus large en y incluant l'expression active de
compassion pour ceux qui sont moins heureux que nous. On peut, par
exemple, décider de réserver un pourcentage de nos revenus réguliers
à des organisations charitables.
La quatrième qualité du laïque sérieux est l'étude. Cela implique un
effort d'acquérir, et j'emploierai cette expression plus d'une fois,
donc d'acquérir une compréhension conceptuelle claire du Dhamma - au
moins dans sa structure de base. Même si l'on n'est pas disposé à
étudier les textes en détails, il ne faut pas oublier que la
compréhension bouddhiste de l'existence sous tend la pratique de la
méditation et que, ainsi, l'étude systématique peut contribuer au
succès de notre pratique.
La cinquième qualité du disciple laïque est la sagesse, qui commence
avec la compréhension intellectuelle et culmine dans la pénétration
expérimentale obtenue par la méditation.
Q : Si ces objectifs peuvent être atteint par des laïques, quel
est l'intérêt d'être moine ou nonne ?
R : Il
se trouve qu'une personne laïque courageuse peut accomplir beaucoup
tout en demeurant dans la vie de famille ; ceux qui se sentent
directement inspirés par le Dhamma vont naturellement éprouver une
attirance vers la vie de renonciation. Quand notre foi est profonde,
quand on sent que seul un don total au Dhamma est valable, l'appel
de la robe safran devient irrésistible. En tant que moine ou nonne,
on trouve des avantages dont un laïque, même privilégié, ne
bénéficie pas : chaque moment de notre vie jusque dans ses régions
les plus intérieures, est régie par l'entraînement ; nous avons le
loisir et la possibilité de profiter d'une étude et d'une pratique
intensive. Nous pouvons nous vouer totalement au service du Dhamma.
Au
cours de la vie laïque, de nombreuses tâches et de nombreux devoirs
nous retiennent de nous engager pleinement dans la pratique. Bien
que les laïques d'aujourd'hui peuvent suivre des retraites de
méditations prolongées, il y a de notables différences entre la
pratique d'un laïque, même quelqu'un de sérieux, et un moine de
qualité dont le renoncement est basé sur la vue juste. Je ne veux
pas paraître élitiste (d'accord je l'admets, je le suis !) mais le
danger qui apparaît quand les laïques enseignent la méditation et le
plus haut Dhamma, est une tendance à adoucir ou, si l'on veut, à
étouffer, les aspects de l'enseignement qui n'exigent rien de moins
que la suppression totale de tous les attachements. A cet effet, ils
s'empressent de proposer une version édulcorée du Dhamma, qui
affirme subtilement notre attachement à la vie mondaine, au lieu de
la détruire.
Je suis
bien conscient que la vie monastique n'est pas faite pour tout le
monde et je ne souhaiterais pas voir aux U.S.A. une réplique du
modèle social du bouddhisme asiatique, avec ses nombreux moines
routiniers vivant paresseusement dans leur temple. Mais je pense
aussi que les moines ont un rôle indispensable à remplir. Après
tout, ils représentent le troisième Joyau du Bouddhisme, sans lequel
toute transmission du Dhamma serait incomplète. Ils portent la robe
du Bouddha et se conforment à la discipline prescrite par le Vinaya,
le code monastique. Ils représentent, au moins symboliquement,
l'idéal de la totale renonciation. Bien que certains moines et
nonnes soient parfois encore très loin de cet idéal, on peut presque
les considérer comme une réflexion, peut-être bien pâle, de
l'élément immortel en ce monde, " le nibbana au milieu du samsara ".
Malgré les imperfections nombreuses des moines (y compris moi-même)
la vie monacale rend possible une consécration complète à
l'entraînement et, par ce fait, montre à autrui la direction de la
renonciation et de la libération ultime. Pour finir, le Sangha
monastique reste " le champ du mérite pour le monde " qui aidera les
laïques sincères à acquérir le mérite qui soutiendra leur propre
recherche du Nibbana.
Q : Avez-vous un dernier conseil à transmettre
à nos lecteurs ?
R :
Pour suivre le sentier bouddhique jusqu'à son aboutissement, je
pense qu'il nous faut envisager une perspective à long terme, cela
signifie développer à la fois la patience et la diligence. La
patience indique que nous ne sommes pas avidement attachés à des
résultats, faits pour ajouter des succès personnels de méditation à
notre liste de qualités. La patience nous permet de tenir dans la
durée, même pendant les difficiles phases de stérilité auxquelles
nous serons inévitablement confrontés.
La diligence ou l'effort implique que bien que le chemin puisse être
long et difficile, nous ne nous découragerons pas, nous
n'abandonnerons pas, ni ne lâcherons. Au contraire, nous resterons
résolus dans notre détermination d'avancer sur le chemin, même si
cela implique de nombreuses existences, avec la confiance que si
nous travaillons avec diligence, nous progresserons, même si ces
progrès ne sont pas immédiatement perceptibles.
Pour
suivre le Dhamma convenablement, je pense qu'il nous faut avoir une
attitude d'humilité. Ce n'est pas par une étude rapide des Suttas,
ou quelques années de retraite de méditation, que nous pourrons
réellement prétendre à comprendre le Dhamma, ni même à l'enseigner.
Il serait prudent de concevoir le Dhamma comme une montagne très
élevée et nous considérer comme des alpinistes encore aux premiers
contreforts devant un long chemin à parcourir avant de parvenir au
sommet. Ce qu'il nous faut, c'est la foi que ce chemin particulier
va nous conduire au sommet de cette montagne, avec la patience de
continuer jour après jour à grimper sur ce chemin et avec la
diligence de ne pas abandonner avant de parvenir au sommet.