Majjhima Nikāya
Raṭṭhapālasuttaṁ
82. Le récit de Ratthapâla
Ainsi ai-je entendu.
En ce temps-là le Seigneur voyageait par étapes chez les Kurus avec une grande troupe de moines. Il arriva à Thullakoṭṭhitaṁ, une ville des Kurus. Les brahmanes maîtres de maison à Thullakoṭṭhitaṁ entendirent parler de l’ascète Gotama, fils des Sakyas, qui avait quitté la tribu Sakya, qui voyageait chez les Kurus et avait atteint Thullakoṭṭhitaṁ : “Une flatteuse réputation accompagne cet ascète Gotama : le Seigneur est accompli, parfait Bouddha, doué de science et de bonne conduite, bien allé, connaisseur du monde, suprême, cocher des mâles à dresser, maître des dieux et des hommes, Bouddha, Seigneur. Il voit de ses propres yeux, par connaissance directe, le monde avec ses dieux, ses Mâras, ses Brahmas, cette humanité avec ses ascètes et ses brahmanes, ses rois divins et ses hommes, et il le proclame. Il expose l’enseignement, excellent au début, excellent au milieu, excellent à la fin, avec le fond et la forme, et il décrit la vie sainte et pure dans sa totalité. Il est bon de voir de tels accomplis”.
Les brahmanes maîtres de maison à Thullakoṭṭhitaṁ se rendirent auprès du Seigneur. Certains saluèrent le Seigneur en arrivant et s’assirent convenablement, d’autres échangèrent avec le Seigneur des paroles courtoises et mémorables avant de s’assoir convenablement, d’autres encore s’inclinèrent mains jointes devant le Seigneur et s’assirent convenablement, il y en eut qui déclinèrent devant le Seigneur leur prénom et leur nom avant de s’assoir convenablement, et d’autres qui s’assirent convenablement sans rien dire. Quand ils furent tous bien assis, le Seigneur les instruisit par un discours sur le Dhamma, les convainquit, les enflamma et les exalta.
Au milieu de l’assemblée était assis un fils de bonne famille du nom de Raṭṭhapâla. Il était le fils d’un clan éminent de Thullakoṭṭhitaṁ. Et ce Raṭṭhapâla eut la pensée suivante : “Si je comprends bien l’enseignement exposé par le Seigneur, il n’est pas facile quand on vit dans son foyer de mener une vie sainte tout à fait complète, tout à fait pure, aussi polie qu’une conque. Je devrais me faire raser les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et quitter mon foyer pour le sans-foyer”.
Quand les brahmanes maîtres de maison eurent été instruits par l’enseignement du Seigneur, convaincus, enflammés, exaltés, ils furent satisfaits des paroles du Seigneur et ils s’en réjouirent. Puis ils se levèrent de leur siège, saluèrent le Seigneur, tournèrent autour de lui en le gardant à leur droite et s’en allèrent.
Les brahmanes venaient de partir quand Raṭṭhapâla (qui ne voulait pas parler devant les autres et était parti avec eux) revint auprès du Seigneur. Il salua de nouveau le Seigneur en arrivant et s’assit convenablement. Une fois bien assis, Raṭṭhapâla dit au Seigneur :
—Si je comprends bien l’enseignement exposé par le Seigneur, il n’est pas facile quand on vit dans son foyer de mener une vie sainte tout à fait complète, tout à fait pure, aussi polie qu’une conque. Je désire, Seigneur, me faire couper les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et passer du foyer au sans-foyer. Je souhaite obtenir ce passage en présence du Seigneur, je souhaite recevoir l’ordination.
—Mais as-tu l’autorisation de ta mère et de ton père, Raṭṭhapâla, pour passer ainsi du foyer au sans-foyer ?
—Non, Seigneur, je n’ai pas leur autorisation.
—Les Tathâgatas, Raṭṭhapâla, ne font pas passer celui qui n’a pas l’autorisation de sa mère et de son père.
—Je ferai en sorte, Seigneur, qu’ils me donnent leur permission.
Puis Raṭṭhapâla se leva de son siège, salua le Seigneur, tourna autour de lui en le gardant à sa droite et rentra chez ses parents.
Une fois de retour, il dit à ses parents :
—Maman, papa, si je comprends bien l’enseignement exposé par le Seigneur, il n’est pas facile quand on vit dans son foyer de mener la vie sainte… je désire… passer du foyer au sans-foyer. Donnez-moi la permission de le faire.
Ainsi parla-t-il mais ses parents lui répondirent :
—Raṭṭhapâla chéri, tu es notre seul fils, notre joie, notre bonheur. Tu as grandi heureux, tu as été nourri dans le bonheur et tu ne connais rien du malheur. Viens donc, Raṭṭhapâla chéri, mange, bois et amuse-toi. Sois heureux en accomplissant des actes méritoires tout en mangeant, buvant, t’amusant et jouissant des plaisirs sensoriels. Mais nous ne te permettons pas de passer du foyer au sans-foyer. Si tu mourrais, nous n’aurions plus goût à rien. Pourquoi donc, nous vivants, accepterions-nous que tu passes du foyer au sans-foyer ?
Une deuxième fois… et une troisième fois, Raṭṭhapâla adressa à ses parents la même demande, mais à chaque fois ses parents lui firent la même réponse.
Comme il n’obtenait pas de ses parents l’autorisation de partir, Raṭṭhapâla se coucha là où il était, sur le sol nu :
—Soit la mort me prendra ici, soit je passerai au sans-foyer.
Alors ses parents le prièrent :
—Raṭṭhapâla chéri, tu es notre seul fils, notre joie, notre bonheur. Tu as grandi heureux, tu as été nourri dans le bonheur et tu ne connais rien du malheur. Lève-toi, Raṭṭhapâla chéri, mange, bois… Pourquoi donc, nous vivants, accepterions-nous que tu passes du foyer au sans-foyer ?
Mais Raṭṭhapâla ne leur répondit pas. Ses parents le supplièrent une deuxième fois… et une troisième fois… mais à chaque fois Raṭṭhapâla resta silencieux.
Alors les parents de Raṭṭhapâla allèrent trouver ses amis, leur racontèrent ce qui s’était passé et leur demandèrent de le raisonner.
Les amis vinrent dire trois fois à Raṭṭhapâla :
—Cher Raṭṭhapâla, tu es le seul fils de tes parents, leur joie et leur bonheur. Tu as grandi heureux, tu as été nourri dans le bonheur et tu ne connais rien du malheur. Lève-toi, Raṭṭhapâla, mange, bois, et amuse-toi. Sois heureux en accomplissant des actes méritoires tout en mangeant, buvant, t’amusant et jouissant des plaisirs sensoriels. Mais tes parents ne te permettent pas de passer du foyer au sans-foyer. Si tu mourrais, ils n’auraient plus goût à rien. Pourquoi donc, eux vivants, accepteraient-ils que tu quittes ton foyer ?
Mais Raṭṭhapâla persista à rester silencieux. Alors ses amis allèrent dire à ses parents :
—Raṭṭhapâla est couché là-bas en disant que la mort le prendra ici-même s’il ne peut passer au sans-foyer. Si vous ne l’autorisez pas à partir, il mourra là où il est. Mais si vous le lui permettez, vous pourrez encore le voir par la suite. Et si la vie sans foyer ne lui plaît pas, quel autre choix aura-t-il que de revenir ici ? Acceptez donc qu’il passe du foyer au sans-foyer.
—Nous acceptons, chers amis, qu’il passe du foyer au sans-foyer, mais le renonçant qu’il sera devenu devra revenir ensuite voir sa mère et son père.
Les amis retournèrent auprès de Raṭṭhapâla et lui dirent :
—Ta mère et ton père te donnent la permission de passer du foyer au sans-foyer à condition que tu reviennes les voir par la suite.
Alors Raṭṭhapâla le fils de bonne famille se leva, reprit des forces et se rendit auprès du Seigneur.
Il salua le Seigneur en arrivant et s’assit convenablement. Puis il dit au Seigneur :
—J’ai la permission de ma mère et de mon père, Seigneur, pour passer du foyer au sans-foyer. Que le Seigneur me fasse passer.
Raṭṭhapâla obtint le passage en présence du Seigneur, il reçut l’ordination.
Le vénérable Raṭṭhapâla avait été ordonné depuis seulement un demi-mois quand le Seigneur, qui avait séjourné à Thullakoṭṭhitaṁ autant qu’il lui convenait, se mit en route. En progressant par étapes, il arriva à Sâvatthi où il séjourna dans le parc Anâthapiṇḍika du bois Jéta.
Le vénérable Raṭṭhapâla resta solitaire, retiré, vigilant, énergique et résolu. Après cela, il ne lui fallut pas longtemps pour voir de ses propres yeux, par connaissance directe, dans la réalité présente, cet aboutissement insurpassable de la vie sainte pour lequel les fils de bonne famille passent à juste titre du foyer au sans-foyer, il y accéda, il y demeura. Il reconnut “détruite est la naissance, achevée la vie sainte, fait ce qui était à faire et rien de plus ici-bas”. Et le vénérable Raṭṭhapâla fut l’un des Accomplis.
Le vénérable Raṭṭhapâla se rendit auprès du Seigneur. Il le salua en arrivant et s’assit convenablement. Une fois bien assis, il dit au Seigneur :
—Je désire, Seigneur, revoir ma mère et mon père si le Seigneur m’y autorise.
Le Seigneur lut les pensées dans l’esprit du vénérable Raṭṭhapâla et reconnut que celui-ci ne risquait pas de rejeter l’entraînement et de retourner à l’état laïque. Il lui dit :
—Si tu penses, Raṭṭhapâla, que le temps en est venu.
Le vénérable Raṭṭhapâla se leva, salua le Seigneur et tourna autour de lui en le gardant à sa droite.
Puis il rangea son lit-siège, prit son bol et sa cape, et se mit en route pour Thullakoṭṭhitaṁ qu’il atteignit en voyageant par étapes. Là, le vénérable Raṭṭhapâla séjourna dans le Parc aux Gazelles du roi Koravya.
(le lendemain de son arrivée) Le vénérable Raṭṭhapâla se leva de bon matin, prit son bol d’aumône et sa cape, et entra dans Thullakoṭṭhitaṁ pour mendier. Comme il faisait sa tournée d’aumône continue dans la ville, il approcha de la demeure de son père. A ce moment, son père se faisait coiffer dans la salle de la porte du milieu. Il vit approcher Raṭṭhapâla et dit :
—Notre fils unique, notre joie, est parti à cause de ces mendigots au crâne rasé !
Le vénérable Raṭṭhapâla n’obtint pas d’aumône ni même un refus poli dans la maison de son propre père, il ne reçut que des injures.
Au même moment, une servante du voisinage connue du vénérable allait jeter du gruau d’orge de la veille. Le vénérable Raṭṭhapâla lui dit :
—Si ceci doit être jeté, ma sœur, verse-le ici dans mon bol.
En versant le gruau d’orge dans le bol la servante reconnut les mains, les pieds et la voix du vénérable Raṭṭhapâla. Elle se précipita chez la mère du vénérable pour lui dire :
—Connaissez-vous la nouvelle, madame ? Raṭṭhapâla le fils du maître est revenu.
A ce moment, le vénérable mangeait son gruau d’orge dans un autre bâtiment. Son père alla le trouver et lui dit :
—Voilà, Raṭṭhapâla chéri, que tu manges du gruau d’orge de la veille. Ne devrais-tu pas aller dans ta propre demeure ?
—Où est notre demeure, maître de maison, pour nous qui sommes passés du foyer au sans-foyer ? Nous n’avons pas de maison. Quand nous sommes passé devant ta demeure, maître de maison, nous n’avons pas obtenu d’aumône ni même un refus, nous n’avons reçu que des injures !
—Viens, Raṭṭhapâla chéri, allons à la maison.
—Il suffit, maître de maison, j’ai fini de me nourrir pour la journée.
—Alors, Raṭṭhapâla chéri, viens prendre le repas demain.
Le vénérable Raṭṭhapâla accepta en gardant le silence. Le père comprit l’acceptation du vénérable et rentra chez lui.
Le père fit faire de grand tas d’or et d’argent et les fit cacher sous des nattes. Il convoqua aussi les anciennes concubines du vénérable Raṭṭhapâla :
—A présent, mes belles-filles, mettez les bijoux avec lesquelles Raṭṭhapâla vous aimait et vous chérissait.
A la fin de la nuit, le père qui avait fait préparer dans sa demeure d’excellentes nourritures et boissons, annonça au vénérable Raṭṭhapâla qu’il était l’heure :
—Il est temps, Raṭṭhapâla chéri, le repas est prêt.
Alors le vénérable Raṭṭhapâla qui s’était levé de bon matin, prit son bol et sa cape, et se rendit à la résidence de son père. Il s’y assit sur le siège préparé, mais le père fit découvrir les tas d’or et d’argent et dit au vénérable :
—Voici, mon chéri, ta fortune maternelle, cette autre-ci est celle de ton père et cette autre-là celle de tes ancêtres. Il y a là de quoi faire des actes méritoires tout en jouissant des plaisirs sensoriels. Abandonne l’entraînement, Raṭṭhapâla chéri, reviens à la vie laïque, jouis des plaisirs et fais des actes méritoires.
—Si tu suivais mon conseil, maître de maison, tu ferais charger ces tas d’or et d’argent sur une charrette, tu les ferais emporter et jeter au beau milieu du Gange. Pourquoi donc ? Parce que ces tas d’or te seront une source de chagrin, de lamentations, de souffrances physiques et morales et de désespoir.
Ses anciennes concubines s’étaient saisies chacune d’un de ses pieds et demandèrent au vénérable :
—Comment sont les nymphes célestes, noble fils, pour lesquelles tu mènes la vie sainte ?
—Mes sœurs, ce n’est pas pour des nymphes célestes que nous menons la vie sainte.
—Le noble fils Raṭṭhapâla nous appelle “mes sœurs” !
Elles étaient stupéfaites et restèrent prostrées.
Raṭṭhapâla dit à son père :
—S’il y a un repas prêt, maître de maison, donne-le ! Mais ne nous ennuie pas !
—Mange, Raṭṭhapâla chéri, le repas est prêt.
Et le père servit de sa propre main le vénérable Raṭṭhapâla, il lui offrit de plantureuses nourritures et boissons à satiété.
Puis, quand le vénérable Raṭṭhapâla eut mangé et retiré la main de son bol, il se leva et déclama ces vers :
Vois ce corps debout, blessé, comme une image bariolée,
Maladive, éphémère, mais objet de nombreux désirs.
Vois cette forme colorée, os cachés sous la peau,
Qui resplendit par les anneaux, les bijoux, les atours.
Pieds couverts de henné, visage fardé au tchouna
Cela peut tromper le sot mais non le chercheur d’au-delà.
Coiffure à huit pans, œil fardé à l’antimoine
Cela peut tromper le sot mais non le chercheur d’au-delà.
Corps putrescent orné comme un poudrier peint
Cela peut tromper le sot mais non le chercheur d’au-delà.
Le chasseur a posé son piège, le chevreuil n’y est pas tombé
Nous partons en ayant mangé, et le trappeur se désespère.
Le vénérable Raṭṭhapâla était resté debout pour proclamer ces vers. Il se rendit ensuite au Parc des Gazelles du roi Koravya et s’y assit au pied d’un arbre pour y passer la journée.
Or le roi Koravya avait convoqué Migava (le gardien du parc) :
—Nettoie le Parc aux Gazelles, bon Migava, nous allons admirer ce beau jardin.
—Bien, divin roi, répondit Migava.
En nettoyant le Parc aux Gazelles, Migava vit le vénérable Raṭṭhapâla assis au pied de l’arbre pour y passer la journée. Il retourna auprès du roi pour lui dire :
—Le Parc aux Gazelles est propre, divin roi, mais il s’y trouve le fils de bonne famille appelé Raṭṭhapâla, fils d’un clan éminent de Thullakoṭṭhitaṁ, tu en as souvent fait l’éloge. Il est assis au pied d’un arbre pour y passer la journée.
—Dans ce cas, bon Migava, ne parlons plus de jardin d’agrément, mais allons plutôt rendre hommage à l’honorable Raṭṭhapâla.
Le roi donna l’ordre de distribuer toutes les nourritures et boissons qui avaient été préparées (pour le pique-nique) et fit harnacher de nombreuses voitures confortables. Il monta dans la meilleure, sortit de Thullakoṭṭhitaṁ avec un cortège de luxueux véhicules en grande pompe royale pour rendre visite au vénérable Raṭṭhapâla.
Tant que le sol fut carrossable, le roi resta sur son char. Puis il en descendit et c’est à pied qu’il alla avec les grands de la cour jusqu’à l’endroit où le vénérable Raṭṭhapâla était assis.
Il échangea en arrivant des paroles courtoises et cordiales avec le vénérable et il resta convenablement debout. Ainsi debout le roi dit au vénérable (par courtoisie) :
—Que l’honorable Raṭṭhapâla s’asseye sur la couverture à éléphant.
—Il convient que tu t’y asseyes toi-même, grand roi, moi je suis déjà sur mon siège.
Le roi Koravya s’assit donc sur le siège qui lui avait été préparé. Quand il fut assis, il dit au vénérable Raṭṭhapâla :
—Il y a quatre dommages, honorable Raṭṭhapâla, à la suite desquels certains ici se sont fait raser les cheveux et la barbe, ont revêtu les robes safran et sont passés du foyer au sans-foyer. Lesquels ? Il y a la vieillesse, la maladie, la perte des biens et la perte des proches.
« Qu’est donc le dommage de la vieillesse ? Quand quelqu’un est usé, chargé d’années et très âgé, qu’il a fait son temps et atteint un grand âge, il réfléchit ainsi : “Je suis à présent usé, chargé d’années et très âgé, j’ai fait mon temps, j’ai atteint un grand âge, aussi ne puis-je plus connaître les joies que je n’ai pas encore eues, ni accroître celles que j’ai. Je devrais me faire raser les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et passer du foyer au sans-foyer”. Et c’est à cause de ce dommage de la vieillesse qu’il se fait raser les cheveux et la barbe, qu’il revêt les robes safran et passe du foyer au sans-foyer. Voilà ce qu’on appelle dommage de la vieillesse.
Mais l’honorable Raṭṭhapâla était jeune, il avait les cheveux d’un noir de jais, il était dans tout l’éclat de la jeunesse, dans son premier âge. Il ne souffrait pas du dommage de la vieillesse. Qu’a-t-il donc pu savoir, voir ou entendre pour passer ainsi du foyer au sans-foyer ?
« Qu’est donc le dommage de la maladie ? Quand quelqu’un est malade, souffrant, épuisé, il réfléchit ainsi : “Je suis malade, souffrant, épuisé, aussi ne puis-je plus connaître les joies que je n’ai pas encore eues, ni accroître celles que j’ai. Je devrais me faire raser les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et passer du foyer au sans-foyer”. Et c’est à cause de ce dommage de la maladie qu’il se fait raser les cheveux et la barbe, qu’il revêt les robes safran et passe du foyer au sans-foyer. Voilà ce qu’on appelle dommage de la maladie.
Mais l’honorable Raṭṭhapâla n’était ni malade ni souffrant, sa digestion était régulière, ni trop froide ni trop chaude. Il ne souffrait pas du dommage de la maladie. Qu’a-t-il donc pu savoir, voir ou entendre pour passer ainsi du foyer au sans-foyer ?
« Qu’est donc la perte des biens ? Quand quelqu’un était riche, avec de grands biens, une grande fortune, et qu’il se fut peu à peu ruiné, il réfléchit ainsi : “J’étais riche auparavant, j’avais de grands biens, une grande fortune, mais j’ai peu à peu tout perdu, aussi ne puis-je pas connaître les joies que je n’ai pas encore eues, ni accroître celles que j’ai. Je devrais me faire raser les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et passer du foyer au sans-foyer”. Et c’est à cause de cette perte des biens qu’il se fait raser les cheveux et la barbe, qu’il revêt les robes safran et passe du foyer au sans-foyer. Voilà ce qu’on appelle perte des biens.
Mais l’honorable Raṭṭhapâla était le fils d’une famille éminente de Thullakoṭṭhitaṁ, il n’était pas ruiné. Qu’a-t-il donc pu savoir, voir ou entendre pour passer ainsi du foyer au sans-foyer ?
« Qu’est donc la perte des proches ? Quand quelqu’un a eu de nombreux amis et relations, connaissances et parents, mais que ses proches ont peu à peu disparu, il réfléchit ainsi : “ J’avais auparavant de nombreux amis et relations, connaissances et parents, mais ils ont peu à peu disparu, aussi ne puis-je plus connaître les joies que je n’ai pas encore eues, ni accroître celles que j’ai. Je devrais me faire raser les cheveux et la barbe, revêtir les robes safran et passer du foyer au sans-foyer”. Et c’est à cause de cette perte des proches qu’il se fait raser les cheveux et la barbe, qu’il revêt les robes safran et passe du foyer au sans-foyer. Voilà ce qu’on appelle perte des proches.
Mais l’honorable Raṭṭhapâla avait de nombreux amis et relations, connaissances et parents à Thullakoṭṭhitaṁ, il n’avait pas perdu ses proches. Qu’a-t-il donc pu savoir, voir ou entendre pour passer ainsi du foyer au sans-foyer ?
Tels sont les quatre dommages à cause desquels certains ici se sont fait raser les cheveux et la barbe, ont revêtu les robes safran et sont passés du foyer au sans-foyer. Mais l’honorable Raṭṭhapâla ne souffrait d’aucun de ces dommages. Qu’a-t-il donc pu savoir, voir ou entendre pour passer ainsi du foyer au sans-foyer ?
—Il y a quatre aphorismes, grand roi, qu’a proclamés le Seigneur qui sait, qui voit, qui est accompli et parfait Bouddha. Je suis passé du foyer au sans-foyer parce que je les ai compris, vus et entendus. Lesquels ?
“Le monde court à sa fin, il vacille”. Tel est, grand roi, le premier aphorisme proclamé par le Seigneur…
“Le monde ne préserve ni ne protège”. Tel est, grand roi, le deuxième aphorisme proclamé par le Seigneur…
“Rien au monde ne nous appartient, il faut partir en abandonnant tout”. Tel est, grand roi, le troisième aphorisme proclamé par le Seigneur…
“Le monde est insatisfait, insatiable, esclave du désir”. Tel est, grand roi, le quatrième aphorisme proclamé par le Seigneur qui sait, qui voit, qui est accompli et parfait Bouddha.
—L’honorable Raṭṭhapâla a dit : “Le monde court à sa fin, il vacille”. Comment comprendre cet aphorisme ?
—A ton avis, grand roi, quand tu avais vingt ou vingt-cinq ans, étais-tu expert dans les arts de l’éléphant, du cheval, du char, de l’arc et de l’épée ? Avais-tu de la force dans les jambes et dans les bras ? Etais-tu hardi et à l’aise dans la bataille ?
—Quand j’avais vingt ou vingt-cinq ans, honorable Raṭṭhapâla, j’étais expert dans les arts de l’éléphant, du cheval, du char, de l’arc et de l’épée. Mes jambes et mes bras étaient pleins de force. J’étais hardi dans la bataille, j’y étais dans mon élément. Et j’y faisais même parfois preuve de virtuosité, je crois. Je ne vois personne qui m’ait égalé par la force.
—Penses-tu, grand roi, avoir à présent la même force dans les jambes et dans les bras ? Es-tu encore hardi et à l’aise dans le combat ?
—Evidemment non, honorable Raṭṭhapâla. Je suis à présent usé, chargé d’années et très âgé, je suis au bout du chemin, j’ai atteint un grand âge, quatre-vingt ans se sont écoulés. Je veux parfois poser le pied à un endroit et mon pied se dirige ailleurs.
—Voilà pourquoi, grand roi, le Seigneur qui sait, qui voit, qui est accompli et parfait Bouddha a dit : “Le monde court à sa fin, il vacille”. Et je suis passé du foyer au sans-foyer parce que j’ai compris, vu et entendu cela.
—C’est étonnant, honorable Raṭṭhapâla, c’est surprenant à quel point cela fut bien dit par le Seigneur : “Le monde court à sa fin, il vacille”, car le monde court vraiment à sa fin et vacille.
« Il y a dans notre famille royale, honorable Raṭṭhapâla, des escadrons d’éléphants, des escadrons de chevaux, des escadrons de chars et des troupes de fantassins qui prendraient notre défense en cas de besoin. Mais l’honorable Raṭṭhapâla a dit : “Le monde ne préserve ni ne protège”. Comment comprendre cet aphorisme ?
—A ta connaissance, grand roi, as-tu quelque maladie chronique ?
—J’ai une maladie chronique des énergies, honorable Raṭṭhapâla. Parfois mes amis et relations, parents et connaissances, m’entourent et disent : “Le roi Koravya va mourir maintenant, il va trépasser”.
—Penses-tu, grand roi, que tu puisses leur demander : “Approchez, honorables amis et relations, parents et connaissances. Partagez tous avec moi cette douleur de telle sorte que la mienne en soit affaiblie” ? Ou bien te faut-il ressentir seul cette douleur ?
—Je ne peux pas demander, honorable Raṭṭhapâla, à mes amis et relations, parents et connaissances qu’ils s’approchent pour partager avec moi cette douleur de telle sorte que la mienne soit allégée. Il me faut ressentir seul cette douleur.
—Voilà pourquoi, grand roi, le Seigneur qui sait, qui voit, qui est accompli et parfait Bouddha a dit : “Le monde ne préserve ni ne protège”. Et je suis passé du foyer au sans-foyer parce que j’ai compris, vu et entendu cela.
—C’est étonnant, honorable Raṭṭhapâla, c’est surprenant à quel point cela fut bien dit par le Seigneur : “Le monde ne préserve ni ne protège”, car vraiment le monde ne préserve pas et ne protège pas.
« Notre famille royale, honorable Raṭṭhapâla, possède beaucoup d’or et d’argent, autant enterré qu’exhibé. Mais l’honorable Raṭṭhapâla a dit : “Rien au monde ne nous appartient, il faut partir en abandonnant tout”. Comment comprendre cet aphorisme ?
—Tu vis à présent, grand roi, au milieu des agréments sensoriels dont tu bénéficies en totalité. Pourras-tu prétendre jouir à l’identique de ces mêmes agréments sensoriels dans l’au-delà ? Ou bien d’autres personnes entreront-elles en possession de ta fortune pendant que tu partiras, toi, selon tes actions passées ?
—Non, honorable Raṭṭhapâla, je ne pourrai pas prétendre jouir à l’identique dans l’au-delà des mêmes agréments sensoriels dont je bénéficie maintenant en totalité. D’autres entreront en possession de ma fortune pendant que je partirai selon mes actions passées.
—Voilà pourquoi, grand roi, le Seigneur qui sait, qui voit, qui est accompli et parfait Bouddha a dit : “Rien au monde ne nous appartient, il faut partir en abandonnant tout”. Et je suis passé du foyer au sans-foyer parce que j’ai compris, vu et entendu cela.
—C’est étonnant, honorable Raṭṭhapâla, c’est surprenant à quel point cela fut bien dit par le Seigneur : “Rien au monde ne nous appartient, il faut partir en abandonnant tout”, car vraiment rien au monde ne nous appartient, il faut vraiment partir en abandonnant tout.
« L’honorable Raṭṭhapâla a dit : “Le monde est insatisfait, insatiable, esclave du désir”. Comment comprendre cet aphorisme ?
—A ton avis, grand roi, ce pays des Kurus où tu vis est-il riche ?
—Certainement, honorable Raṭṭhapâla, ce pays des Kurus est riche.
—Que penses-tu de cela, grand roi ? Suppose qu’un homme digne de confiance et sensé vienne de l’est… ou de l’ouest… du nord… du sud… ou de l’autre rive de l’océan. Il t’approche et te dit : “Sache-le bien, grand roi, je viens de l’est… ou de l’ouest… du nord… du sud… ou de l’autre rive de l’océan. J’ai vu là-bas un grand pays prospère, opulent et riche en hommes. Il y a là beaucoup d’éléphants, de chevaux, de chars et de fantassins. L’ivoire y est abondant, ainsi que l’or et l’argent, tant brut que raffiné. On y compte de nombreuses femmes. Il faut telles et telles forces pour conquérir ce pays. Conquiers-le, grand roi”. Que vas-tu faire ?
—Nous en ferions la conquête, honorable Raṭṭhapâla, et nous nous y installerions.
—Voilà pourquoi, grand roi, le Seigneur qui sait, qui voit, qui est accompli et parfait Bouddha a dit : “Le monde est insatisfait, insatiable, esclave du désir”. Et je suis passé du foyer au sans-foyer parce que j’ai compris, vu et entendu cela.
—C’est étonnant, honorable Raṭṭhapâla, c’est surprenant à quel point cela fut bien dit par le Seigneur : “Le monde est insatisfait, insatiable, esclave du désir”, car le monde est vraiment insatisfait, insatiable, esclave du désir.
Ainsi parla le vénérable Raṭṭhapâla.
Et il proclama par ailleurs :
Je vois de par le monde des riches inconscients
Qui ne donnent jamais les biens qu’ils ont acquis
Les avides bien sûr amassent des richesses
Et veulent toujours plus d’agréments sensoriels.
Le roi conquiert des terres en usant de la force
Et en prend possession jusqu’au bord de la mer
Il est insatisfait de rester sur la rive
Et désire acquérir l’autre côté aussi.
Rois ou non, beaucoup d’hommes approchent de la mort
Sans avoir renoncé aux désirs excitants.
Aussi meurent-ils frustrés, ils n’ont pu satisfaire
Pour les mondains plaisirs leur appétit constant.
Ses parents ont défait leurs cheveux et le pleurent
“Hélas ! Il n’était pas immortel !”
Ils emportent le corps, enroulé dans son suaire,
Elèvent le bûcher pour le mettre à brûler
Et son corps se calcine, retenu par les piques,
Avec un seul linceul, fortune abandonnée.
Nul de ses compagnons, amis, connaissances ou proches
Ne peut le protéger au-delà de la mort
Ses héritiers s’emparent de toute sa fortune
Pendant que lui s’en va en fonction de ses actes.
Fils, femmes, biens, royauté ?
Rien n’accompagne jamais le défunt
Longue vie par la richesse on ne peut acquérir
La fortune ne permet pas d’éviter la vieillesse.
Brève est la vie, dit le sage,
Ephémère et vouée à destruction.
Et la mort les frappe tous, les riches comme les pauvres
Les sots comme les sages en sont de même atteints
Mais le sot git prostré et frappé de stupeur
Quand le sage reste, lui, sans tremblement aucun.
Sagesse vaut mieux que richesse
Par elle on trouve ici l’ultime Dénouement.
Si l’on n’assèche pas toute forme d’existence
On commet par bêtise de mauvaises actions
On entre en la matrice ou dans un autre monde
Selon la voie sans fin du mouvement continuel.
Le sot qui fait confiance à un gourou idiot
Va aussi dans le sein ou dans un au-delà.
Vie mauvaise : le voleur qui est pris sur le fait
Est châtié pour son acte
De même après la mort, dans un monde au-delà,
Les mauvaises actions de la vie sont punies.
Les désirs sensoriels, variés, doux et plaisants
Perturbent l’esprit par leur multiplicité
Mais j’ai vu un danger dans les plaisirs des sens
Ô roi, et je suis donc parti.
Ils tombent un par un, les hommes, comme des fruits,
Jeunes ou usés, quand leur corps est brisé
J’ai vu cela aussi, ô roi, et je m’en suis allé
L’ascèse bien menée valait mieux qu’un foyer
Raṭṭhapālasuttaṁ n° 82